PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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75 En réponse à la question « que faire ? » en matière d’éducation, il faut en premier lieu relever le pessimisme d’Arendt : la situation de l’éducation correspond à une crise historique sur laquelle l’action humaine a peu de prise. Il est donc important de commencer par comprendre dans quelle mesure l’éducation est aujourd’hui devenue un « problème extrêmement difficile », ce qu’elle n’était pas auparavant[56][56] Cf. p.  230, p.  179 et p.  250, p.  195. …
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. Si la crise de l’éducation annonce « la faillite des méthodes modernes d’éducation », il reste vrai qu’elle a surgi « en réponse aux exigences » des sociétés modernes (p. 230, p. ). Les idées nouvelles sur l’éducation ont un sens et une raison d’être ; elles viennent remplir un vide créé dans les temps modernes. Bref, l’opportunité qui est offerte par l’actualité est d’abord d’exposer le problème de l’éducation dans toute sa difficulté. Trois problèmes au moins peuvent être formulés :

76 D’abord, le problème du statut des établissements scolaires : les « Réflexions sur Little Rock » insistent sur la complexité de cette question :

77 [l’] empiétement réciproque des droits et des intérêts apparaît quand on examine la question de l’éducation à la lumière de la distinction entre les trois domaines de la vie humaine – le politique, le social et le privé.

 

78 À l’école en particulier se concurrencent « le droit des parents d’élever leurs enfants comme ils l’entendent », le droit de l’État de « prescrire le minimum de ce qui est exigé d’un futur citoyen » et « le droit social à la liberté d’association », l’école étant une institution non pas politique mais sociale (p. 247).

79 Ensuite, le problème des relations entre enfants et adultes : il faut à la fois reconnaître la spécificité de l’enfance (l’enfant a besoin d’être soigné et protégé, il n’est pas l’égal de l’adulte) et penser la continuité entre l’enfance et l’âge adulte : il n’y a pas de « monde de l’enfance » (p. 236, 184), mais seulement un âge de la vie humaine. Par rapport à cette difficulté, l’éducation moderne inverse les termes du problème : elle attribue aux enfants l’autonomie qui n’appartient en droit qu’à l’adulte et cela aboutit à accentuer la rupture entre l’âge adulte et l’enfance.

80 Le problème, enfin, du rapport entre éducation et politique : la question de l’autorité est significative de la difficulté rencontrée ici ; sans doute l’autorité politique et l’autorité éducative sont deux choses distinctes. Il est pourtant très révélateur que l’autorité politique ait été traditionnellement pensée sur le modèle de l’autorité paternelle et que la crise de l’autorité politique aboutisse à une crise de l’autorité éducative (p. 244-245, p. ) : révélateur des liens qui existent entre les domaines de l’expérience humaine au-delà des distinctions essentielles qu’il faut faire (par exemple entre le domaine privé et le domaine public) ; révélateur aussi de la difficulté de distinguer ces domaines. Et ceci est sans doute pour Arendt la principale leçon politique de sa méditation sur l’éducation : la crise de l’éducation est l’occasion du dévoilement d’une distinction essentielle qu’on n’avait jamais eu besoin de faire jusqu’à présent (p. 224-225, p. 174), et qui ne devient nécessaire que dans les temps modernes. Soit le cas de Rome analysé dans la quatrième partie de l’article[57][57] Cf. aussi « Qu’est ce que l’autorité ? »,…
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 : tant que – tout au long de la période de civilisation romano-chrétienne – le « respect du passé » constitue un « trait essentiel » de la civilisation européenne, l’éducation qui implique elle-même un « immense respect envers le passé » ne constitue pas un problème (p. 248, 193).

L’éthique particulière des principes d’éducation est en parfait accord avec les principes éthiques et moraux de la société en général (p. 249, 194) ;

 

82 l’autorité est la même dans l’éducation et dans la vie politique ; c’est celle du passé comme tel vers lequel chacun peut se référer comme à la source légitime des jugements (ibid.). Or, dans le monde moderne, cette conjonction de l’autorité éducative et de l’autorité politique est défaite :

le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi ni de l’autorité ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition (p. 250, p. ).

 

84 Ainsi, ce que « la crise de l’éducation » permet de dévoiler, c’est la disjonction de l’éducation et de la politique. Ou encore, si « l’essence de l’éducation » mérite une recherche spécifique, c’est à cause de la prise de conscience du fait que les principes politiques ne tiennent pas lieu de principes pour l’éducation. C’est bien en ce sens que l’éducation devient un « problème » dans les temps modernes.

85 Mais l’éducation est en second lieu un problème pratique, parce que l’évolution historique qui rend possible la découverte de son essence est aussi celle qui pratiquement s’oppose à sa réalisation : dans les temps modernes, la mise en œuvre des idées nouvelles correspond à la pente naturelle, suggérée par l’évolution sociale. À l’inverse, la mise en œuvre d’une conception de l’éducation conforme à son « essence » s’oppose à « l’aliénation du monde » caractéristique des temps modernes (p. 249, 195). Il demeure cependant pour Arendt que « la pensée et l’action peuvent interrompre et arrêter un tel processus » (p. 250, p. ). La sphère proprement politique (c’est-à-dire l’ensemble des citoyens et non pas les spécialistes de l’enseignement) conserve toujours une marge d’initiative et de liberté face aux « nécessités » sociales et historiques.

86 Alors que l’on a toujours confondu les domaines – l’éducation comprise comme une forme d’action politique et la politique comprise sur le modèle de l’éducation – Arendt découvre la nécessité d’une approche critique :

Nous devons fermement séparer le domaine de l’éducation des autres domaines (p. 250, p. ).

 

88 Séparer les domaines signifie en premier lieu ne pas confondre l’éducation et la formation. L’éducation est une initiation générale de l’enfant (et de l’adolescent) au monde. La formation est une préparation à la vie professionnelle, c’est-à-dire une « spécialisation » (p. 251, p. ). Distinguer éducation et formation, ce n’est pas nier l’utilité d’une formation professionnelle[58][58] Les « Réflexions sur Little Rock » rappellent…
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, c’est affirmer qu’il y a un temps de l’éducation – un temps de l’enfance – qui doit être respecté, c’est-à-dire plus précisément, qui doit être conçu indépendamment de toute fonction sociale, dans la seule perspective de l’apprentissage du monde. Par suite, distinguer éducation et formation conduit à admettre que l’éducation ne constitue qu’une période limitée de l’existence ; elle a un « terme » (p. 251, 195196), ce qui ne veut pas dire que l’on doit cesser de suivre des enseignements et d’apprendre. Ce « terme » a d’abord une signification politique ; c’est le moment où le nouveau venu devenu adulte peut réclamer qu’on ne le traite plus en mineur, qu’on le traite politiquement en citoyen et non en sujet devant être éduqué.

89 Séparer les domaines, c’est plus généralement distinguer monde et vie sociale, école et famille, conservatisme politique et conservatisme éducatif, et attribuer à chaque domaine le principe qui le constitue (comme ont fait Montesquieu pour les régimes politiques et Kant pour les usages de la raison)[59][59] Sur l’analyse des régimes politiques par Montesquieu,…
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. Cela implique le respect du droit des parents, c’est-à-dire de la sphère privée[60][60] Cf. « Réflexions sur Little Rock », p.  246-247. …
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, ainsi que le respect des exigences politiques par rapport à l’édification du monde. L’exigence critique vaut surtout pour le concept d’autorité, concept « extraordinairement ambigu » en matière politique (p. 244, p. ) et qui n’a une signification claire qu’en matière éducative :

c’est au seul domaine de l’éducation que nous devons appliquer une notion d’autorité et une attitude envers le passé qui lui conviennent mais qui n’ont pas une valeur générale et ne doivent pas prétendre détenir une valeur générale dans le monde des adultes[61][61] Cette distinction constitue la raison pour laquelle l’article…
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(p. 250, 195).

 

91 L’autorité n’est ni pouvoir, ni autoritarisme, mais l’attitude que l’enseignant doit assumer à partir du moment où il se représente sa fonction comme un apprentissage du monde.

92 En ce sens, et c’est toute la difficulté, alors que le monde et la société sont modernes, l’éducation n’a pas à l’être. Cela ne dit rien des relations éducatives qui peuvent être entièrement libérales ; mais cela concerne le contenu de l’enseignement et la question de l’autorité. Pour Arendt, il est essentiel de se rappeler que

le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde et non pas leur inculquer l’art de vivre (p. 250, ).

 

94 Par suite, concevoir et mettre en œuvre l’éducation comme un apprentissage du monde implique un certain type de relation des adultes aux nouveaux venus, une certaine conception du rapport des générations entre elles.

La ligne tirée entre les enfants et les adultes devrait signifier que l’on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme s’ils étaient des grandes personnes ; mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui sépare les enfants de la communauté (community) adulte comme s’ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l’enfance était un état humain autonome, capable de vivre de ses propres lois (p. 250-251, ).

 

96 Quelle est notre attitude à l’égard de la natalité ? Quelle est notre attitude à l’égard du monde humain ? Pour Hannah Arendt, c’est de la réunion de ces deux questions que procède celle de l’éducation. Éduquer, c’est enseigner aux enfants, nouveaux venus dans la collectivité humaine, le monde que cette collectivité habite. En ce sens, et même si l’éducation n’a pas, comparée à d’autres phénomènes politiques majeurs du XXe siècle, une importance considérable (p. 223, ), elle touche à ce qui pour Arendt est essentiel : la question de la continuité du monde humain. Que les nécessités de l’adaptation à la vie sociale ne fasse pas oublier notre responsabilité à l’égard du monde ; telle est la demande pressante qu’Hannah Arendt adresse aux éducateurs du monde moderne.

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