PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

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"La carte scolaire est couramment présentée comme un outil essentiel de  production de la mixité sociale à l’école, censé garantir l’égalité  républicaine. Pour atteindre effectivement cet objectif d’égalité des  chances entre les élèves, d’un même quartier et de quartiers différents,  deux conditions sont nécessaires. D’une part, il faudrait que les  établissements scolaires soient égaux, en termes de qualité des  enseignants, des équipements, de variété des options possibles, des
ressources mobilisées pour et autour de l’enseignement. De l’autre, il  faudrait que la composition sociale du groupe scolarisé soit semblable  d’un établissement à l’autre.

Pour ce qui est de la première condition, de nombreux travaux ont montré  combien les écoles, collèges et lycées sont inégalement dotés, ce qui  contraste fortement avec le mythe républicain (Duru-Bellat, 2002 ;
Felouzis, 2003 ; van Zanten, 2001 ; Oberti, 2007). Quant à la seconde condition, on peut considérer, en première analyse,
que la carte scolaire, étant donné le principe d’affectation des élèves  selon le lieu de résidence des parents, enregistre avant toute chose la  carte de la distribution résidentielle des groupes sociaux. Pour que  cette condition soit remplie et que la mixité scolaire soit réalisée, il  faudrait que cette distribution soit égale, et donc que la ségrégation  résidentielle soit faible ou nulle. Comme ce n’est pas le cas, on peut  considérer que la carte scolaire enregistre l’état de la ségrégation  urbaine. Elle peut, au mieux, empêcher son aggravation, ce qui n’est pas  négligeable, mais ne comporte aucun mécanisme promouvant une mixité
scolaire plus forte que la mixité résidentielle, à la différence par  exemple des politiques de « busing » mises en oeuvre aux Etats-Unis, qui  répartissent les élèves entre les écoles d’une municipalité par un  système de transport scolaire afin d’aboutir à davantage de mélange.  Dans certaines villes comme Chicago, il existe également d’autres  mesures de discrimination positive dans l’accès aux lycées d’élite, qui  prennent en compte les caractéristiques socio-économiques du quartier de  résidence pour diversifier socialement le recrutement de ces  établissements sélectifs (Oberti, 2011).

Comme la ségrégation résidentielle, tant socioéconomique  qu’ethno-raciale, est assez importante dans les villes françaises et
dans la métropole parisienne, la seconde condition de l’égalité scolaire  est loin d’être remplie, et l’on peut s’attendre à une ségrégation  scolaire conséquente, certes modérée par rapport au cas extrême des  États-Unis mais affaiblissant les conditions de réalisation du modèle  républicain.

Appuyée sur la construction d’une typologie des établissements,  l’analyse comparative des profils sociaux des collèges montre que la  ségrégation scolaire est en fait plus forte encore que la ségrégation  résidentielle. L’explication de ce surcroît de ségrégation tient à deux  facteurs. Le premier est celui du décalage entre la distribution  spatiale des groupes sociaux et la distribution des ménages avec enfants  de ces mêmes groupes sociaux. Ces ménages – et donc leurs enfants – sont  d’autant plus désavantagés dans leur accès aux ressources urbaines par  rapport à leur groupe d’appartenance qu’il s’agit de groupes sociaux  plus modestes voire pauvres. En effet, les ménages avec enfants,  demandeurs de logements plus grands tout en disposant de ressources plus  faibles car ils sont plus jeunes et ont plus de charges du fait de la  présence des enfants, se trouvent en position relative défavorable sur  le marché du logement. Le décalage est encore plus net pour les ménages
d’immigrants plus récents, qui ont plus d’enfants tout en étant moins  bien insérés, tant sur le marché du travail que sur celui du logement,  deux domaines où les discriminations de type ethno-racial sont  particulièrement marquées.

Le second facteur de décalage est celui de la distorsion entre la  distribution résidentielle des enfants et leur distribution scolaire,
qui résulte des pratiques parentales de recherche d’un meilleur  établissement scolaire ou d’évitement de l’établissement de secteur ;  nous discuterons plus loin de ce point à la lumière de l’étude des flux  de dérogation. La typologie des collèges montre l’intensité des contrastes de  distribution des différents groupes d’élèves en fonction de leur origine
sociale ou nationale, et les compositions sociales locales des  populations scolaires qui résultent de cette ségrégation. Notons
cependant que l’idéal républicain n’est pas une pure vue de l’esprit  puisque près de 40 % des élèves de 6e étaient scolarisés en 2007 dans un  collège de type moyen-mélangé, où toutes les catégories sociales étaient  représentées avec des écarts modérés à la moyenne. Mais la majorité des  élèves, plus de 60 %, étaient scolarisés dans des établissements  s’écartant fortement de cet idéal ; soit parce qu’ils accueillaient  principalement des enfants des catégories supérieures et très peu
d’enfants des catégories populaires et moins encore d’enfants étrangers  – les collèges classés comme supérieurs dans notre typologie – ; soit  parce qu’au contraire ils n’accueillaient que très peu d’enfants des  catégories supérieures et comptaient une forte prédominance des enfants  des catégories populaires et des enfants étrangers.

C’est cette distance entre les enfants des catégories supérieures et les  enfants des catégories populaires et étrangers qui est la composante  majeure de la ségrégation scolaire ; et c’est entre les enfants dont les  parents sont chefs d’entreprise, cadres d’entreprise ou exercent une  profession libérale et les enfants des catégories populaires et  étrangers que le surcroît de ségrégation entre les distributions  résidentielle et scolaire est le plus marqué. Ce point est d’autant plus important à souligner qu’une bonne partie de  la littérature impute aux classes moyennes la responsabilité de la  ségrégation scolaire, alors que ces classes moyennes sont pourtant  nettement plus proches résidentiellement des classes populaires, et
qu’il n’y a pas de surcroît de ségrégation scolaire entre classes  moyennes et classes populaires.
On relève cependant une exception, qui, si elle n’est qu’une composante  mineure de la ségrégation scolaire d’ensemble, mérite d’être soulignée à  nouveau ici. C’est la ségrégation scolaire extrêmement forte entre les  enfants des policiers et des militaires et les enfants de classes populaires, particulièrement des ouvriers qualifiés et des immigrés  (enfants étrangers). Il nous semble que cette ségrégation considérable  pose problème quant au caractère républicain des forces chargées du  maintien de l’ordre public, le maintien d’une telle distance sociale ne  pouvant qu’encourager la méfiance réciproque et, pour les agents d’autorité, une tendance à la stigmatisation et à la discrimination des  classes populaires et des immigrés.

Les collèges de type supérieur offrent aux enfants des catégories  supérieures des conditions de scolarisation privilégiées du fait de la  prédominance d’enfants appartenant à des familles dotées de ressources  culturelles importantes, leur transmettant un patrimoine de dispositions  et de connaissances rendant les apprentissages scolaires plus rapides et  plus efficaces, ou pour le moins de ressources économiques permettant  d’acheter les services d’accompagnement scolaire y aidant directement.
De plus, des analyses localisées ont permis de montrer que, bien  souvent, les collèges et lycées des beaux quartiers étaient aussi ceux  qui offraient les options et activités diverses les plus variées. Dans  ces beaux quartiers, l’effet des prix immobiliers et des loyers élevés  garantit la quasi-exclusivité de l’entre-soi pour ces enfants des  catégories supérieures, ainsi « protégés » de la confrontation avec les  enfants des autres classes sociales (pour l’analyse de pratiques  localisées d’organisation explicite de cet entre-soi, voir Pinçon et  Pinçon-Charlot, 1989). Il est frappant que cet entre-soi scolaire des  catégories supérieures soit assuré dans ces beaux quartiers et communes  résidentielles par les collèges publics, tout en étant consolidé par  l’offre complémentaire des collèges privés, qui y est fort riche et  encore plus sélective socialement.

Pour la part des enfants des catégories supérieures (chefs  d’entreprises, professions libérales, cadres d’entreprise) qui n’est pas  scolarisée dans ces espaces urbains privilégiés, le recours au privé est  encore plus important et permet de recréer de l’entre-soi scolaire dans  des espaces résidentiels socialement mélangés. Près de 60 % des enfants  de ces catégories sont ainsi scolarisés dans des collèges privés de  profil social supérieur.
À l’opposé de la hiérarchie sociale, les collèges de type  populaire-immigré mélangent une grosse majorité d’enfants d’employés et  d’ouvriers et une petite minorité d’enfants des classes moyennes. La  moitié des enfants des classes populaires, et près de 70 % des enfants  étrangers non européens, y sont scolarisés. Si les enfants étrangers n’y  constituent que 7,6 % du total, on peut penser que ces collèges comptent  une proportion beaucoup plus importante d’enfants d’immigrés, dont les
enfants étrangers ne sont qu’une petite partie. La grande majorité de  ces élèves étant peu dotés en ressources et en dispositions facilitant  les apprentissages scolaires du fait de leur milieu social et/ou de leur  origine, ce sont eux qui sont les plus dépendants de ce que l’école peut  leur transmettre, et donc les plus fragiles devant les difficultés ou  perturbations qui peuvent affecter le fonctionnement de la classe ou de  l’établissement.

La forte présence et la concentration dans certains établissements  d’élèves d’origine immigrée récente, et particulièrement non européenne,  est une question majeure à double titre. D’une part, comme d’autres  enquêtes l’avaient déjà souligné et comme la nôtre l’a confirmé, la  perception par les parents, y compris ceux qui sont immigrés, des  collèges posant problème quant aux conditions de scolarisation de leurs  enfants est souvent liée à des phénomènes de réputation pour lesquels la
présence de minorités visibles importantes, d’origine maghrébine ou  africaine particulièrement, est un facteur négatif, susceptible  d’entraîner des comportements d’évitement. D’autre part, la forte  concentration d’élèves d’origine immigrée récente, en rassemblant des  élèves qui ont a priori le plus de distance aux apprentissages de  l’école française, rend plus problématique la possibilité de leur  réussite. Or cette question ne peut pas être analysée de façon  rigoureuse à partir des données de la Base Scolarité, car, si la  nationalité des élèves étrangers permet de repérer comparativement les  collèges suivant le degré de leur concentration, cette variable  sous-estime considérablement le nombre absolu des élèves enfants  d’immigrés :
-d’une part parce qu’elle est restrictive, puisqu’elle enregistre les  seuls enfants de nationalité étrangère, et pas les enfants français de  parents immigrés. Or, les problèmes de difficultés scolaires liés par  exemple à de moindres compétences linguistiques en français ou à une  moindre familiarité des pré-requis implicites socioculturels, concernent  a priori autant ces deux groupes, de même que les « réputations  négatives » des établissements liées à la perception de leur  fréquentation par un nombre important d’enfants d’origine immigrée  visible, susceptibles d’entraîner leur évitement par certains parents,  s’appuient bien plus sur cette visibilité que sur l’invisible nationalité. ?d’autre part parce que les déclarations des parents sous-estiment notablement le nombre d’enfants de nationalité étrangère, soit par
méconnaissance du droit de la nationalité et de ses fluctuations, soit  par crainte de discriminations ou contrôles administratifs ou policiers.
?enfin, cette sous-déclaration s’est nettement accentuée dans les  dernières années, sans qu’on puisse dire s’il s’agit d’un phénomène  général et homothétique, ou si cette tendance est liée à des  mobilisations plus fortes dans certaines localités ou certains  établissements.

Si cette variable permet tout de même d’obtenir des résultats  significatifs et qui paraissent assez robustes dans la comparaison des  différences de profil des élèves entre établissements à une date donnée,  elle n’est guère cependant utilisable pour comprendre la transformation  des profils.

Dans le contexte politique actuel, et au vu des conflits autour de  l’introduction de la Base Scolarité dans le primaire, il ne paraît guère  souhaitable de chercher à améliorer la variable dans un cadre de recueil  administratif des données, ce qui supposerait d’une part des questions  plus larges sur le caractère immigré ou non des parents, les origines  nationales, la date d’arrivée en France des parents et éventuellement de  l’enfant, la langue parlée à la maison etc., toutes questions  susceptibles de rencontrer encore plus de réticences et d’oppositions.

Dans l’esprit des travaux et propositions du COMEDD (Comité pour la  mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations, voir  Héran, 2010) auquel l’un des auteurs de cette recherche a participé, on  proposera plutôt que cette question de recherche très importante pour la  compréhension de l’évolution du système d’éducation et pour l’évaluation  des politiques publiques soit traitée par une ou des enquêtes  scientifiques annuelles menées par des chercheurs indépendants sur un
échantillon représentatif, soutenues par le ministère de l’éducation  mais sans lien avec le recueil administratif de données et la gestion  des établissements. Une telle perspective donnerait aux ménages enquêtés  toutes garanties de protection du secret statistique des réponses  individuelles et de déconnection avec des politiques  administrativo-policières de répression des étrangers en situation  irrégulière.

Les débats de ces dernières décennies sur l’école ont reconnu  partiellement les inégalités de profil des établissements et leurs effets négatifs sur les « chances de vie » des élèves, essentiellement à  propos des établissements situés dans les quartiers « en difficulté »,  et leurs risques d’évolution vers des « collèges-ghettos » pour pauvres  et immigrés. Deux réponses ont été proposées, relevant de philosophies  politiques à notre sens opposées. La première réponse, qui a par exemple
inspiré la politique des ZEP, consiste à chercher à rétablir l’égalité  républicaine du service public d’éducation en renforçant les moyens des  collèges de quartiers considérés comme particulièrement défavorisés32.
La logique républicaine se trouve ici réaffirmée dans la mesure où il  s’agit d’assurer l’égalité d’accès de l’ensemble d’un groupe social à un  service public considéré comme un droit universel.
Les résultats généralement considérés comme insatisfaisants de ces  politiques servent aujourd’hui à promouvoir un type de réponse opposé,  qui plutôt que de chercher à rétablir l’égalité propose d’élargir les  opportunités pour les individus capables de les saisir. Ce type  d’approche, largement développé aux États-Unis, réfute le droit  universel au nom de la critique des effets pervers de l’assistanat et  cherche à aider les seuls individus méritants, ceux qui feraient  l’effort de « s’en sortir » ; au besoin en sortant de fait de leur  quartier, comme dans le programme « Moving To Opportunity » (National  Bureau of Economic Research, me dans le cadre de la nouvelle politique  d’assouplissement de porter une réponse aux problèmes scolaires dans les  quartiers

Ces politiques sont quelquefois présentées comme des politiques de «  discrimination positive » (traduction des politiques américaines  d’affirmative action) en ce qu’elles accorderaient plus de moyens que la  norme à des territoires, et travers eux à des populations,  particulièrement désavantagés. En réalité, les travaux d’évaluation de  ces politiques, pour les ZEP par exemple (Davezies et Tréguer, 1996), ont montré que le « surcroît » de moyens accordés ne compensait que  partiellement le déficit de moyens par rapport aux collèges bien dotés  des beaux quartiers. défavorisés en permettant aux boursiers méritants  d’effectuer, par dérogation, leur scolarité dans de meilleurs collèges.

Cet élargissement des opportunités pour les élèves méritants de  quartiers populaires s’inscrit dans un argumentaire d’élargissement de  la « liberté de choix » des parents, imputant implicitement les  difficultés à la norme bureaucratique contraignante, et prônant  l’optimisation par la compétition sur le marché. Dans cet argumentaire,
la carte scolaire, bouteille à moitié vide et à moitié pleine, on l’a dit, mécontente « tout le monde », c’est à dire surtout : les classes  moyennes supérieures contraintes à résider dans des quartiers moins  huppés que les beaux quartiers du fait des prix de l’immobilier et  mécontentes de devoir imposer à leur progéniture la cohabitation avec  les enfants des catégories populaires et immigrés du quartier ; les  parents des quartiers en difficulté, qui souhaiteraient offrir à leurs  enfants de meilleures conditions de scolarité.

Notre recherche avait pour ambition de saisir les effets potentiels de  cet assouplissement de la carte scolaire sur trois points principaux :  le profil des établissements, les demandes de dérogation (flux, motifs,  caractéristiques des collèges de départ et d’arrivée, etc.), et enfin  les comportements et les représentations des parents ayant recours à  cette démarche.
Le premier résultat qu’il faut souligner est celui d’un effet assez  limité de la mise en pratique de la réforme sur la distribution des  élèves entre les collèges, contrairement aux annonces de transformations  radicales. De façon globale, l’assouplissement de la carte scolaire n’a * pas conduit à la disparition de la carte scolaire, comme certains médias  le disent sans trop y regarder, ni même à bouleverser la répartition des  élèves. Elle n’a pas « vidé » des établissements très stigmatisés de  leurs élèves au point de faire envisager leur fermeture, tout comme elle  ne s’est pas traduite par une hausse impressionnante des effectifs dans  les collèges, publics ou privés, les plus favorisés et les plus  attractifs. Cela était bien évidemment prévisible, et s’explique pour  une large part par :
– les capacités d’accueil limitées des établissements, avec des contraintes d’extension particulièrement fortes en milieu urbain dense.
– un taux d’acceptation des demandes de dérogation qui de ce fait reste  modéré et baisse au fil de temps.
– le maintien d’une logique de proximité, à la fois en termes lnstitutionnels, puisque la priorité d’inscription est maintenue pour
les élèves du secteur ; mais aussi du point de vue des critères  mobilisés par les parents, en particulier dans les milieux populaires.

Un deuxième résultat important est donc celui de l’impact modéré de  cette réforme sur la dynamique d’ensemble des demandes de dérogations –  pratique qui préexistait à la réforme. Cette pratique reste marginale au  sein des catégories populaires, et semble avoir davantage profité aux  catégories plus favorisées qui étaient déjà les plus concernées par
cette démarche. Alors que la priorité devait être donnée aux critères  sociaux, les données montrent que les familles populaires les plus  précaires n’ont pas massivement demandé de dérogations. Non seulement la  part des demandes justifiées par le critère social a été relativement  modeste dès le départ, mais elle a nettement diminué au fil du temps, au  point de devenir presque marginale. Les boursiers n’ont ainsi bénéficié  que de façon très modeste de la réforme, et le décalage avec l’objectif
affiché est criant.

Si ces deux premiers résultats vont dans le sens d’un effet limité de la  réforme par rapport aux pratiques antérieures, il serait cependant  erroné d’en conclure que la réforme n’a eu que des effets négligeables.  On peut dire au contraire que, derrière ces effets apparemment modestes,  la réforme a engagé un processus assez profond de déstabilisation de la  scolarisation au collège, déstabilisation des collèges eux-mêmes et  déstabilisation des attitudes et pratiques des parents.

Un troisième résultat est en effet celui d’une lente transformation des  effectifs des collèges sous l’effet des dérogations, qui contribue à  accentuer leur hiérarchisation. Chaque année, les effectifs en cause  sont assez faibles, mais comme les flux de dérogation s’organisent de  façon assez stable entre collèges répulsifs et collèges attractifs, les  effectifs cumulés sur plusieurs années finissent par représenter des  écarts d’ampleur significative. Toutefois, l’ampleur des changements  varie suivant que l’offre scolaire locale est très diversifiée ou plus  homogène. Certains collèges sont d’autant plus répulsifs qu’il y a dans  le voisinage des collèges nettement plus attractifs, comme c’est le cas  dans les Hauts-de-Seine, où l’ensemble des deux types de collèges au  profil social le plus populaire-immigré – qui sont ceux où l’on trouve  principalement les collèges les plus évités – perd l’équivalent des  effectifs de 6e d’un collège par an. En Seine-Saint-Denis, où l’offre  est socialement moins diversifiée, ce sont les mêmes deux types de  collèges qui perdent des élèves du fait des dérogations, mais ils en  perdent nettement moins.

Les collèges les plus populaires et immigrés perdent donc des élèves du  fait des dérogations, et l’on peut faire l’hypothèse que ceux qui  partent ainsi sont probablement plutôt des « bons élèves » (qui peuvent  espérer être de ce fait plus facilement acceptés ailleurs) et des élèves  de milieu social plus favorisé que la moyenne du collège (le recours aux  dérogations étant plus le fait des classes moyennes et supérieures, et  celles-ci y ayant recours de façon plus efficace du fait de leur plus grande capacité à comprendre les règles et à s’orienter dans les  interactions bureaucratiques). Si cette hypothèse était vérifiée – ce  que nous n’avons pu faire, n’ayant aucune information statistique sur le  profil social des élèves demandeurs et bénéficiaires de dérogations –  les flux de dérogation accentueraient la sélection négative des collèges  les plus populaires quant au niveau scolaire et au niveau social. On a  effectivement observé une accentuation du caractère populaire et immigré  d’une partie des collèges les plus populaires, mais celle-ci peut être  aussi l’effet d’une évolution de la population locale, ce que nous
n’avons pu contrôler.

Les collèges de type social supérieur sont ceux qui bénéficient le plus  des flux positifs d’élèves ayant obtenu des dérogations. On peut penser  que les effets, que nous venons d’évoquer, de double sélection scolaire  et sociale de ces élèves y contribuent à l’entretien de l’excellence  scolaire, et accentuent le profil social supérieur. Là encore, nous  avons effectivement observé une tendance à l’accroissement du profil  supérieur de ces établissements, sans qu’on puisse dire cependant si  elle résulte des dérogations ou des évolutions de la population locale.  Et parmi ces collèges, ce sont les collèges privés qui voient tout à la  fois leurs effectifs progresser le plus et leur profil social devenir  encore plus exclusif.

L’effet de la réforme sur les collèges moyens-mélangés, qui a priori ne  devraient être ni particulièrement répulsifs ni particulièrement  attractifs, n’est pourtant pas négligeable, mais il dépend du contexte local. Lorsque ces collèges représentent le profil social supérieur  localement, comme en Seine-Saint-Denis, ce sont eux qui bénéficient le  plus des flux (modérés) d’élèves bénéficiant de dérogation, et l’on peut  donc penser que le double biais de sélection de ceux-ci a pour  conséquence d’accroître la distance entre le profil social et scolaire  de ces collèges et les collèges plus populaires et plus délaissés.
Lorsque ces collèges ont dans leur environnement local d’autres collèges de statut supérieur, ils bénéficient aussi des flux positifs que nous  venons d’évoquer, mais ils sont aussi affectés par des flux négatifs  d’élèves qui les quittent pour des collèges de statut supérieur, publics  ou privés. Bien que leur effectif total reste stable, et qu’en apparence  ils soient donc peu affectés par ces mouvements, ils sont eu réalité eux  aussi déstabilisés, et pris dans un processus d’accentuation de la concurrence et de la hiérarchisation sociale et scolaire entre les  collèges, avec le risque d’écarts croissants entre les différents  niveaux sur ces deux dimensions.

La prise en compte de plusieurs échelles territoriales (métropole,  départements, bassins) dans l’analyse s’est ainsi révélée très utile.  C’est notre quatrième grand résultat : certaines dynamiques mises en  évidence au niveau de l’ensemble de la métropole parisienne se  différencient en effet assez nettement selon les départements et les  bassins, et renvoient à des différences de structure sociale, urbaine et  scolaire dont on mesure ainsi l’importance pour « évaluer »  rigoureusement les effets de l’assouplissement de la carte scolaire. Si  en Seine-Saint-Denis l’essentiel des flux concerne majoritairement des  collèges populaires, c’est aussi parce que l’offre locale est  caractérisée par une absence de collèges de type supérieur et une faible présence de ceux de type moyen. En revanche, leur plus forte présence  dans les Hauts-de-Seine permet des demandes plus nombreuses émanant de collèges populaires ou moyens vers des collèges supérieurs.

L’analyse à l’échelle des bassins fait aussi ressortir des mécanismes de  construction locale des réputations et des hiérarchies qui montrent que  l’explication de l’attractivité d’un établissement doit aller au-delà du  seul profil de son recrutement. En effet, si la logique d’ensemble des  demandes de dérogation des collèges est corrélée au profil social des  établissements (un collège est d’autant plus attractif que son  recrutement est favorisé), on voit cependant apparaître des phénomènes  locaux qui ne respectent apparemment pas cette logique, avec par exemple  un collège très populaire qui attire un nombre de demandes de dérogations parfois plus important qu’un collège plus favorisé, voire  émanant d’un tel collège. Ces recompositions locales des hiérarchies  scolaires et des niveaux d’attractivité relatifs ne peuvent être saisis  qu’à travers une étude localisée prenant simultanément en compte des  critères plus précis et qualitatifs de réussite scolaire et plus largement d’environnement scolaire, des éléments sur les histoires et  les réputations locales liées à des micro-évènements, et enfin des  aspects renvoyant plus directement à la direction de l’établissement et  aux corps enseignants. Autant d’éléments pas toujours pris en compte  dans des évaluations classiques et plutôt très quantitatives des  politiques publiques, et qui se révèlent pourtant parfois déterminants  pour la compréhension non seulement de la mise en place d’une mesure,  mais aussi de son « efficacité » relative. C’est également une voie  pertinente pour mieux interpréter les discours des personnes concernées sur la mesure elle-même, et sa capacité à atteindre ses objectifs : sans  ces éléments, il est ainsi difficile d’interpréter l’attractivité  relative de certains collèges populaires.

L’espace de concurrence entre établissements se structure ainsi encore  largement à l’échelle de la commune, surtout dans les banlieues  populaires. L’annonce de l’assouplissement de la carte scolaire a sans  doute accentué cette mise en concurrence entre établissements, dans un  espace local qui demeure toutefois relativement circonscrit, ce qui  explique des différences subtiles d’appréciation par les parents qui ne  renvoient pas nécessairement et de façon très « stratégique » à des  indicateurs de performances scolaires ou de composition sociale et  ethnique de l’établissement. Le niveau municipal apparaît en particulier encore très structurant pour les catégories populaires, pour lesquelles  la proximité reste un élément déterminant des « choix » ou des «  préférences » scolaires.

Si les établissements scolaires sont ainsi déstabilisés par l’accroissement des flux de dérogations, bien qu’ils soient modérés, les  représentations et pratiques des parents, c’est notre cinquième grand  résultat, sont elles aussi déstabilisées. Dans un contexte général de  préoccupation croissante des parents pour la réussite scolaire de leurs  enfants, et de sentiment

des difficultés croissantes de l’institution scolaire publique, la  réforme, surtout dans son effet d’annonce politique, a légitimé la défiance des parents vis-à-vis du collège de secteur, et la recherche  d’une solution individuelle aux difficultés. La mise en cause officielle  de la carte scolaire comme contrainte négative légitime une attitude des  parents comme consommateurs devant un marché, à la recherche de la  maximisation de l’avantage individuel en compétition avec les autres  parents. On peut dire que la réforme valorise les stratégies  individuelles d’« exit », pour reprendre les catégories de Hirschman (1970), alors que la carte scolaire légitimait les stratégies de «  loyalty » et de « voice » dans l’action collective pour améliorer le  collège local pour tous ses utilisateurs.

Mais, dans cette mise en concurrence des ménages pour optimiser la  scolarité de leurs enfants, les catégories sociales sont inégalement  armées. Moins bien informées, moins susceptibles d’apprécier la «  qualité d’un établissement » ou la pertinence de délocaliser la  scolarisation des enfants, mais surtout plus contraintes sur le plan  économique, les marges de manoeuvre des familles populaires sont  réduites. Bien souvent aussi, elles apprécient le collège ou le lycée de  leur quartier, et participent à une vie péri-scolaire qui leur donne une place et les intègre à la vie du quartier. L’idée que la généralisation
du « libre choix », même régulé par des critères sociaux, pourrait  profiter à tous et en particulier à ceux qui sont confrontés aux offres  scolaires locales les plus difficiles, les familles populaires – issues  ou non de l’immigration – est une incompréhension des contraintes et des  condition de socialisation de ces familles. Les logiques de proximité et  les dynamiques de quartier sont des éléments à prendre en compte, qui  montrent que le choix est plus « libre » pour certaines familles que  pour d’autres. Autrement dit, si les familles les mieux dotées  économiquement et culturellement se rapportent à l’éducation comme à un  « marché », d’autres y associent des dimensions sociales et locales qui  en complexifient la régulation. L’offre scolaire étant inégale sur le  territoire, la composante la plus attractive devient une ressource rare,  ou pour le moins inégalement accessible et compréhensible. Son accès  nécessite des ressources économiques et culturelles qui profitent  logiquement aux catégories les mieux dotées dans les deux domaines. Les  familles populaires ou d’origine immigrée sont par ailleurs bien plus  réticentes à l’idée de faire appel en cas de décision défavorable à leur  demande de dérogation – si tant est qu’elles soient même informées de  cette possibilité.
Des recherches menées à Londres montrent d’ailleurs que la proximité aux établissements les plus attractifs devient un facteur croissant  d’inégalité. Les places y étant limitées, la proximité géographique tend  à être retenue comme critère prioritaire, et profite aux ménages dont  les ressources leur permettent les choix résidentiels les plus proches  (Hamnett et Butler, 2011).

En assouplissant formellement les possibilités d’éviter le collège  public de secteur, cette réforme a consolidé cette lecture hiérarchisée  et inégale de l’Éducation nationale, et valorisé l’idée d’un « libre  choix » qui s’est cependant heurté à l’inertie organisationnelle d’une «  machine bureaucratique » dont l’une des fonctions essentielles est de  réguler les flux et les affectations des élèves dans les établissements  publics. Cette fonction reste première par rapport à celle bien plus  secondaire de production de mixité à l’école. Comme nous l’avons dit à  plusieurs reprises, la capacité limitée des établissements les plus attractifs, déjà largement atteinte par les seuls élèves de leur  secteur, constituait d’emblée une limite très forte à une  désectorisation qui devait profiter prioritairement aux élèves des quartiers défavorisés. Alors que cette logique renforcée de
hiérarchisation des établissements pénalise surtout les collèges publics  stigmatisés ou déclassés, le secteur privé en sort gagnant dans la  mesure où il échappe toujours totalement aux contraintes de la  sectorisation.
Ces deux dimensions tendent à élargir la logique marchande (offre et demande, évaluation de la qualité du service, mise en compétition, etc.) au secteur public dont la partie la plus sélective et performante entre en compétition avec le secteur
privé. Comme d’autres marchés, le marché de l’éducation devient plus  tendu, avec des enjeux qui accentuent la crispation des parents sur le  choix des établissements et expliquent pour une large part l’ampleur des  stratégies déployées, des attentes et des angoisses, et le fort  investissement émotionnel des parents.
Cette tension est d’autant plus forte que parallèlement, les chances  relatives d’obtenir une réponse positive à une demande de dérogation à  l’entrée au collège ont considérablement diminué au cours des quatre  dernières années. Le ressentiment des parents s’explique pour une part par le décalage entre les attentes suscitées par l’annonce d’un  assouplissement des conditions d’obtention d’une dérogation, et la forte  baisse des chances réelles d’obtenir satisfaction. La profondeur de ce
ressentiment est le sixième grand résultat que nous devons souligner  dans cette conclusion.

Face à une telle situation, et étant donné l’incertitude de la démarche,  la fraude et les pratiques illégales tendent à se trouver légitimées. À  l’image de ce que montrent les travaux sur le clientélisme (Pizzorno, * 1967), l’incertitude ressentie par les parents concernant l’équité de la  démarche et du processus décisionnel conduit certains d’entre eux à  regretter d’avoir « joué le jeu », au point de considérer aujourd’hui,  tout en le regrettant, qu’il aurait sans doute été plus efficace de  procéder de façon frauduleuse. Plusieurs sont décidés à tricher pour  parvenir à inscrire leur enfant dans l’établissement de leur souhait.

L’accentuation de la frustration et du sentiment de discrimination sur  une base ethno-raciale et/ou territoriale est principalement le produit  de l’opacité du processus administratif d’attribution des dérogations.  D’autres recherches mettent au jour le même mécanisme dans le cadre de  dispositifs d’ouverture sociale de l’accès aux grandes écoles : plus la  mesure est opaque, plus la possibilité d’en interpréter les effets en  termes de discriminations, en particulier sur une base ethno-raciale,  est élevée (Oberti, Sanselme et Voisin, 2009). Ici encore, le contraste  avec certains dispositifs américains est saisissant (Oberti, 2011).
Dans le cas états-unien, les critères et les modalités de sélection ou  de discrimination positive sont clairement affichés, et la
judiciarisation de la vie sociale conduit à se protéger de tous recours  possibles face au non-respect des critères, surtout si cela désavantage  ou discrimine un groupe ethno-racial. Le sentiment général en France,  surtout parmi les familles populaires et immigrées n’ayant pas obtenu  satisfaction, est plutôt celui d’une opacité des procédures et des  pratiques, qui serait favorables aux groupes qui ont les ressources pour  faire les « bons choix », et peser sur la décision finale.

Toujours sur le plan des perceptions, les différences de composition  sociale et ethno-raciale entre quartiers tendent à être interprétées  comme le résultat d’une intention délibérée de mettre à l’écart des  populations indésirables. La perception d’une telle stigmatisation est  renforcée lorsqu’il s’agit de l’école ou du collège, les familles immigrées elles-mêmes étant nombreuses à établir un lien entre la  qualité scolaire d’un établissement et son niveau de ségrégation  ethno-raciale. L’école est ainsi considérée comme susceptible de  renforcer des inégalités territoriales liées à la ségrégation : c’est la  raison pour laquelle de nombreux parents immigrés ou d’origine immigrée  veulent échapper aux établissements où les immigrés sont majoritaires,  et valorisent socialement et plus encore scolairement ceux où la  présence des « Blancs » est significative. L’assouplissement de la carte  scolaire tend donc à légitimer institutionnellement des différences  sociales et ethniques déjà perçues comme des inégalités et des  discriminations par les parents eux-mêmes."

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