PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Le Conseil national du numérique a voté ce vendredi son rapport sur l’école numérique – baptisé Jules Ferry 3.0. Entretien avec Sophie Pène et Ludovic Blecher, deux des membres du groupe de travail qui a planché pendant près d’un an sur le sujet.

Selon Sophie Pène et Ludovic Blecher, deux des membres du groupe de travail du Conseil national du numérique sur l’école, il y a « urgence » à mettre l’Education nationale à l’heure d’Internet.

Le Conseil national du numérique (CNNum) a rendu public ce vendredi Jules Ferry 3.0, le rapport du groupe de travail sur l’école de demain, « créative et juste ». Sophie Pène, qui l’a « piloté », et Ludovic Blecher, l’un des ses membres et directeur du Fonds pour l’Innovation Numérique de la Presse Google, s’expliquent sur son contenu. Et taclent en passant François Hollande : des tablettes pour tous, oui, mais pourquoi faire ?

Pourquoi le Conseil national du numérique s’intéresse-t-il à l’école ?

Ludovic Blecher : Le conseil s’est auto-saisi parce que c’est son rôle de porter un regard, des idées, de proposer, de se pencher sur ces questions. Et la manière dont le numérique impacte l’éducation, dont le système doit s’adapter, est une question centrale. Autre grande question, comment faire du numérique une opportunité pour les citoyens, pour la France, pour l’Europe ? Pour ça, il faut former les gens différemment, leur apprendre à penser autrement, leur apprendre à apprendre autrement. L’école est traversée par ces questions.

Votre rapport dépasse largement les seules questions d’apprentissage des langages informatiques ou de l’équipement des écoles…

LB : Quand on parle numérique, la plupart des gens voient un ordinateur. Quand on parle école et numérique, la plupart des gens voient du code. Ce que nous voyons dans le numérique, c’est un changement de société et un changement dans les savoirs. Il y a une école à inventer, plus horizontale, plus coopérative, plus solidaire, plus créative. Ca passe bien sûr par des questions physiques – changer la classe, sa configuration, son équipement, permettre aux gens de collaborer, de se rencontrer, d’avoir des projets communs. Mais pas seulement, pas surtout.

Sophie Pène : L’école numérique n’est pas une école des tablettes, c’est l’école des nouveaux rapports sociaux, et notamment d’une société en réseau.

L’école que vous dessinez paraît bien loin de l’école que défend notamment Michel Onfray, celle d’un retour à la lecture et à l’écriture, contre les ABCD de l’égalité et l’enseignement de l’informatique…

LB : Nous ne remettons pas en cause les enseignements traditionnels, nous disons qu’ils doivent s’ouvrir et se faire différemment. Nous défendons une école qui apprendrait à lire la société.

SP : Pourquoi enseigner le code à des enfants qui ne savent pas lire? Parce que beaucoup d’enfants, aujourd’hui, ont besoin de passer par le code pour apprendre à lire. Le code, c’est de l’analyse, de la compréhension, du « décodage » du monde. Et puis l’idée qu’on apprendrait mieux à lire en dehors du monde, ou loin du monde, ou quand on détesterait le monde tel qu’il est, est une drôle d’idée…

Quelles sont vos priorités ?

SP : D’abord travailler à partir de l’éducation réelle, avec les professeurs et les élèves – pas acquérir du matériel qu’on installerait en demandant ensuite aux professeurs de s’adapter.

LB : Injecter de la « start up » et de l’innovation dans l’école. Ce qui ne veut pas dire, effectivement, bombarder l’école de tablettes numérique. Quand elle est là, la tablette, qu’est-ce qu’on en fait ? Il vaut mieux se demander quels sont les outils à inventer ensemble pour faire au mieux.

Croyez-vous que les professeurs vont vous entendre ?

SP : Il y a une école invisible, l’école de l’innovation – je pense aux expéritèques, là où les professeurs partagent leur expérience, aux réseaux sociaux professionnels, aux enseignants qui créent des ressources partagées. Cette école-là, le numérique la rend visible. Les professeurs ont un niveau d’engagement et d’ouverture qu’on n’imagine pas quand… on lit la presse (sourire).

LB : Les professeurs attendent notre rapport – même s’il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : il y a là de vrais défis pour eux. Ils doivent apprendre à enseigner autrement, apprendre des choses qu’ils ne savent plus ou pas encore, à coder, etc. Eux aussi sont désormais tenus de se former en permanence, tout au long de leur vie professionnelle. Mais ce défi les replace au centre du dispositif.

Ce sont surtout les élèves que vous remettez au centre du dispositif – ne serait-ce que parce qu’ils ont dans ces nouveaux domaines une large avance sur leurs professeurs. Qui ont des raisons de se sentir menacés…

LB : Challengés, pas menacés ! Parce que ce que nous remettons au centre, c’est la relation prof-élève, construire et bâtir ensemble.

La communauté enseignante est vaste, hétérogène, tous ses membres n’ont pas le même niveau de compétence numérique… Comment les faire monter ensemble dans votre bateau ?

SP : Il faut raisonner à l’échelle de l’établissement. Il existe aujourd’hui une forme de privatisation de la classe, un isolement. Le professeur novateur est souvent seul contre tous dans son environnement local, et ses soutiens, ses inspirations sont ailleurs, sur les réseaux sociaux notamment. Nous préconisons de redonner à l’établissement son plein rôle, de reconstruire une vie d’équipe, que l’équipe éducative au sens large porte le projet numérique d’établissement. Ainsi, par contact, par rencontre, les choses peuvent aller très, très vite. Mais il ne faut pas se leurrer: on ne peut pas introduire cette culture numérique dans la classe sans que la classe change, les horaires, les espaces, un autre rapport à la temporalité, aux interactions, aux espaces collectifs.

Comment convaincre les réticents ?

LB : Nous n’avons pas de pouvoir exécutif, mais un devoir d’alerte. On ne force donc personne. En revanche, nous voulons alerter fort et dire qu’il y a urgence. Nous proposons des pistes, des cadres. L’une de ces pistes, c’est l’enseignement de l’informatique. Une autre, forte et symbolique, c’est la création d’un nouveau bac, le bac HN, les Humanités numériques.

Un nouveau bac ?

Nous avons délibérément choisi d’en faire un bac généraliste, le plus général des bacs généraux, pour qu’il soit ouvert à tous les éléments qui fondent le numérique : les machines, l’information, les algorithmes, mais aussi la culture, les questions d’éthique, d’innovation, de design, les interrogations liées au big data, à l’Internet des objets… Nous avons repensé la philosophie ou la géographie à l’aune des maths, l’histoire à l’aune de Wikipedia, nous sommes demandés ce que changeait le fait qu’aujourd’hui, tout le monde est chercheur et auteur, peut publier à tout moment…

C’est ce qui s’est passé à la fin des années 60, quand le bac économie a été créé pour répondre aux nouveaux besoins d’une société en plein boum et rapprocher l’école de la vie réelle. Aujourd’hui, la vie réelle, ce sont ces usages qui changent, l’irruption du numérique dans tous les secteurs, l’éducation, les transports, le juridique, le social, la banque, le tourisme…

Il pourrait être mis en place très vite, par un système de double-bac, couplé avec le bac L ou ES. Il faudrait également passer des accords avec les filières du supérieur pour qu’elles le reconnaissent. Et encourager son enseignement à distance, avec l’aide du CNED ou d’autres organismes du même type.

Votre rapport préconise de sortir l’école de ses murs, virtuellement mais aussi physiquement, en favorisant sa mise en réseau…

SP : Le Web de la connaissance est déjà là, et déjà présent dans l’école. Tous les enfants vérifient ce que leur disent leurs profs, cherchent, entrent en interaction avec le Web des données, jusque dans la classe. De plus en plus, les élèves vont étudier par eux-mêmes – en remplaçant par exemple les cahiers de vacances par des moocs. Comment doit réagir l’école ? En disant que, puisque ce n’est pas au programme, ça ne la concerne pas ou en se constituant en instance de certification ? A mon avis, c’est son intérêt. Pour pérenniser l’école, il faut en faire le carrefour de tous les enseignements, d’où qu’ils viennent, et il y en aura de plus en plus. L’école créé du lien social, avec les parents, les familles, les professeurs. Il faut remobiliser autour de l’école ces communautés apprenantes qui, autrement, vont se diluer dans la société diffuse du Web.

Il y a dans le savoir du professeur quelque chose qui n’est pas robotisable, des interactions, une finesse, une animation multiplans, une vraie culture, un esprit critique. On ne s’est jamais rencontré autant dans la vie physique que depuis qu’on se rencontre sur le Web: le Web ne créé pas l’absence, il créé au contraire un besoin accru de rencontre.

Quelles leçons tirez-vous de ce qui a déjà été fait ?

SP : Une enseignante a emmené ses élèves faire un relevé des rues et bâtiments nouveaux, qu’elle leur a ensuite demandé de rentrer sur le site de cartographie participatif de Google. Elle raconte que depuis, ses élèves ont un rapport tout à fait différent à leur environnement et qu’ils sont devenus plus réceptifs à son enseignement.

Le recours aux outils numériques donne aux élèves une très grande estime d’eux-mêmes – comme ce choc qu’on ressent la première fois qu’on publie sur un blog. Pour un enfant, publier sur le Web, en vrai, en grand, être lu par ses parents, par sa grand-mère, c’est une émotion très forte. Narcissiquement, il se constitue alors comme pleinement sujet de la société.

Quand des enfants twittent sur la classe, racontent qu’ils sont dans un musée, qu’ils voient tel ou tel tableau, ça peut paraître dérisoire pour quelqu’un de lointain. Pour un grand-parent, pour un parent, c’est une fenêtre qui s’ouvre sur le quotidien de son enfant. Ils devient alors promoteur de l’école, comprend ce qui s’y passe et, au lieu de critiquer les professeurs ou l’institution, aide son enfant à mieux apprendre.

Combien tout ça va-t-il coûter ?

LB : Pas plus cher en tous cas que d’arrêter la réflexion sur le numérique au seul équipement des écoles !

SP : Pour le seul équipement, la facture est de 2 milliards d’euros, à la charge des collectivités. Il va aussi falloir créer de nouveaux établissements – mais ça ne coûtera pas plus cher de les faire bien. De son côté, l’Education nationale doit investir dans l’humain – ce qui ne veut pas dire nécessairement des créations de poste, mais il manque des compétences en matière de conduite du changement, d’accompagnement des équipes, de formation des professeurs, et ça il faudra le payer. Ces investissements peuvent être compensés par l’allègement des administrations centrales, à l’image de ce qui a été fait par la police ou la justice, quand elles ont envoyé de nouveaux personnels sur le terrain. Il faut penser une nouvelle organisation.

Qu’est-ce que ça peut rapporter ?

SP : Plus les enfants sont formés tôt, aux techniques, mais aussi à la compréhension du monde numérique, plus ils sont disposés à travailler dans ces domaines, plus ils s’orienteront facilement dans leurs études supérieures.

Notre rapport est très attendu dans les pôles de compétitivité ou dans les communautés de start up. Nous n’avons pas voulu parler finalité économique ou employabilité, notamment parce que cette finalité n’est pas mécanique, mais nous sommes convaincus qu’il y a là un enjeu majeur pour notre pays. Par exemple, les profils de nos informaticiens sont trop stéréotypés, trop standard, nous voulons faire naître une communauté d’acteurs du numérique plus créative, avec des littéraires, des gens qui aiment les langues, l’Histoire. Et générer une économie numérique extraordinairement inventive.

Quelles sont les chances de voir quel pourcentage de vos propositions aboutir ?

SP : Ce rapport a deux objectif : perfuser les acteurs de terrain, leur donner des vitamines pour que, lorsque ils discutent avec leur administration, ils puissent s’appuyer sur ce que le CNNum a écrit ; être un conseil de la politique publique. C’est au ministère, maintenant, de nous solliciter. Nous pouvons les aider à mettre en oeuvre. Mais un rapport comme celui-là n’est qu’un début.

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