PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

ANDRE GIORDAN

Monsieur le Ministre,

Vous rêvez sûrement de laisser votre nom à une réforme de l’école. N’en faites rien… Le système éducatif est actuellement bloqué. Quoique vous fassiez, même la plus généreuse des réformes, dotée des plus grands moyens, n’a aucune chance de succès. Vous lanceriez des écoles expérimentales ou des lycées pilote, ils deviendraient des ghettos. Vous développeriez les projets d’établissement, ils s’enliseraient dans des procédures administratives. Les résistances à une évolution de l’école sont nombreuses : manque de souplesse dans la gestion, pression des administrations locales sur la politique des établissements, infantilisation des enseignants, absence d’évaluation sérieuse, corporatismes de toutes sortes, etc. Et puis vos collègues, les ministres qui vous ont précédés vous ont savonné la planche. Ils ont fourvoyé les enseignants ; ils les ont découragés par autant de projets bâclés et inachevés. Mal préparés, peu accompagnés, non testés, ces derniers ne pouvaient pas aboutir. Vive la œCharte pour l’école du XXEME siècle !… Qui en parle encore ? Certains enseignants ont cru aux réformes précédentes, ils ont été trompés ; après trente ans de remaniements incessants et inutiles, ils ont compris. Ils savent que tous les changements promis ne sont que des effets d’annonce pour ministre en manque de publicité.

L’école n’a pas besoin d’une réformette, elle doit se transformer de fond en comble. Il ne suffit pas de changer quelques points, il s’agit de revoir son organisation et son statut dans la société. Ce n’est plus de remaniements partiels ou de réorientations de détail qu’il s’agit, l’institution demande à être repensée dans son ensemble… Faute d’avoir su s’adapter progressivement, elle est complètement décalée. Elle nécessite un bouleversement radical. Ce qui ne veut pas dire que celui-ci doive se faire à marche forcée et d’en haut ! La transformation de l’école est une action sur la durée car elle est en prise directe avec l’évolution de la société.

Toutefois, rien ne pourra se faire directement depuis vos bureaux. Vous réuniriez les experts les plus patentés, rien ne se passerait ? D’abord il vous faudrait les repérer, votre ministère n’a pas de service de veille pédagogique ! Vous regrouperez toujours les quelques mêmes, ceux qui ont le temps de traîner dans les allées du pouvoir parce qu’ils ne sont plus dans la réalité du terrain.

Dès lors, ils manqueront d’idées et ne seront pas à l’abri des corporatismes de toutes sortes qui trouvent dans l’école un moyen d’exister ou de s’exprimer. D’où l’enflure des programmes, à commencer par ceux de l’école primaire !

Enfin, l’école ne peut se changer par décret, les oukases n’ont aucune chance en démocratie. Est-ce à dire qu’un ministre de l’éducation ne soit plus d’aucune utilité ? Nous n’irons pas jusque là ! Mais si vous continuez dans la lignée de vos prédécesseurs, le pire est à craindre.

En revanche, votre fonction redevient essentielle si vous vous engagez à dynamiser le système. Dans toute organisation complexe, le œmanager ne peut plus diriger tout seul, sans écoute du terrain. Ce que vous pouvez faire au mieux, et avec vous votre hiérarchie intermédiaire – voilà où il vous faut œdégraisser -, c’est écouter, encourager et accompagner les évolutions à la base… Pourquoi ne vous appuieriez-vous pas plus sur vos troupes ? Les enseignants, ce sont eux les vrais professionnels de l’école, ce sont eux qui sont en contact avec la réalité. Ils sont de bonne volonté, prêts à se dépasser, ils demandent seulement à être reconnus.

Les enseignants ne sont pas un facteur limitant ! Ils le sont quand ils ne savent pas où ils vont, parce qu’on les infantilise, parce qu’ils sont insuffisamment formés aux nouvelles réalités. S’ils se sentent considérés et s’ils pensent servir à quelque chose, ils ne regarderont pas leur montre ! D’ailleurs, ils ont plein d’idées à la base, l’école est remplie d’intelligences qui n’attendent qu’à s’exprimer.

L’école a besoin surtout de lieux de confrontation où l’on mette à plat les problèmes et où l’on invente de nouvelles approches, en interne au sein des établissements, mais aussi aux plans académique et national. Les innovations en cours ne sont pas recensées, elles ne sont pas évaluées, pas mutualisées. Nombre d’enseignants partent à la retraite, sans que leur savoir-faire ne soit engrangé. L’école n’a pas d’histoire, on recommence perpétuellement à réinventer la roue.
La démocratisation suppose plus d’échanges entre les types d’établissements pour que cette diversité soit source de plus de réussite et d’efficacité. Les établissements professionnels sont d’ailleurs plus souvent des laboratoires pour l’innovation : pourquoi ne les valorisez-vous pas plus ? Il vous faut créer les conditions d’un changement.
Tout n’est pas affaire de budget, l’argent compte mais ce n˜est pas tout, vous pouvez favoriser une culture du changement. Arrêtez d’infantiliser les enseignants par un recrutement et une notation dépassés. Formez-les et informez-les en permanence : compétences et transparence sont les marques des organisations de demain. Responsabilisez-les en promouvant la qualité, mais la qualité des résultats, des compétences acquises par les élèves, et non pas celle des directives et des programmes à exécuter…

Bien sûr, il vous faut affronter la question inévitable des programmes – et, pour commencer, la question des champs disciplinaires – qui sont également à revoir totalement, tant ils sont décalés par rapport à ce que sont les élèves et aux savoirs à maîtriser. Par ailleurs, les savoirs importants ne sont pas seulement dans les disciplines, des regards croisés ou transversaux sont à introduire, tout comme des regards sur les savoirs ou le vivre ensemble.

Autant de débats qui doivent émerger à tous les niveaux. Il s’agit de ne pas être frileux, de donner une large marge de manœuvre aux enseignants et aux établissements en fonction de projets.

Jamais la réflexion sur l’école n’a été aussi pauvre. Elle ne peut aborder le XXIEME siècle en fonctionnant sur des principes qui sont ceux du XIXEME ! Placer le débat de l’école au niveau de la Nation semble s’imposer ! L’école doit se trouver au cœur de la réflexion sur notre monde en mutation, afin d’y assumer pleinement son rôle.

Avec mes salutations respectueuses.

André Giordan

En 2001, en lien avec les élections présidentielles de 2002, j’avais écrit un mail à l’intention du futur ministre de l’Education nationale. Je l’avais appelé Jack Ferry ! Ce fut Luc Ferry qui le devint.
Cinq ans plus tard, ce mail se trouve de totale actualité ! Rien n’a changé… L’école n’a pas bougé globalement. Les savoirs importants pour décoder le monde ne sont toujours pas à l’école… Enseigner n’est pas faire apprendre… Apprendre est trop complexe pour se résoudre par une seule méthode… Seuls quelques enseignants, directeurs ou inspecteurs atypiques essaient, innovent dans leur coin, rarement reconnus.

Beaucoup de chantiers sont à mettre en place à la base si l’on ne veut pas que l’école ne disparaisse… à la manière du Mur de Berlin durant la décennie qui vient. Un million de familles ne mettent plus leur enfants à l’école…
Nous publions ainsi ce mail à nouveau sous forme de lettre ouverte…

Espérons cette fois que la prise de conscience sera plus forte. Peut être même dépasserons-nous quelques illusions ! Celle de croire qu’avant c’était mieux. Celle de croire qu’un ministre pourra tout faire depuis son bureau par de simples directives. Celle de croire qu’il suffit de prôner le changement pour le changement pour que… rien ne change !..

Pour lire les mails aux enseignants, aux parents et aux élèves…
Pour en discuter plus longuement…
A. Giordan. Une autre école pour nos enfants, Delagrave (2002)
B. Sous la direction de : Armen Tarpinian, Laurence Baranski, Georges Hervé, Bruno Mattéi, Ecole : changer de cap… Chroniques sociales (2007)

Print Friendly

Répondre