PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

A-t-on raison de considérer l’Éducation Nationale comme irréformable ? La tentative de réforme du lycée constitue un excellent révélateur des problèmes qui la paralysent.

Pour analyser les oscillations du monde éducatif, il faut se garder d’une pensée manichéenne et comprendre que nombre de ses organisations sont déboussolées, prises entre des représentations opposées des enjeux actuels. Ainsi, le SNES-FSU, principal syndicat des professeurs, a priori hostile aux principes de cette réforme, signe pourtant un texte avec le ministère en juin 2008, pour mieux dénoncer trois mois plus tard le projet qui en découle.

En sens opposé, en novembre-décembre 2008, plusieurs organisations susceptibles de soutenir le projet Darcos (SGEN-CFDT, SE-UNSA, UNL, mouvements pédagogiques) réclament néanmoins dans la rue son report, voire son retrait. Une fois le report obtenu, elles s’alarment du risque de statu quo et tentent de relancer le processus avec un appel. Comment expliquer ces revirements ?

D’abord, Xavier Darcos ne s’appuie sur aucun des deux camps qui divisent le monde éducatif. Les « néo-républicains », méritocratiques, donnent la priorité à la fonction de transmission culturelle de l’école tandis que les « pédagogues » sont favorables à des réformes mettant « l’élève au centre » 1. Or, le ministre brouille les pistes : il modifie les programmes de l’enseignement primaire dans un sens traditionnel, tout en aidant le réformateur « pédagogique » Gabriel Cohn-Bendit à mener une expérimentation en collège.

Pire, il s’attaque aux deux camps simultanément, créant toutes les conditions pour une convergence inédite. Ainsi, la mastérisation correspond à une revendication syndicale d’élévation du niveau de recrutement. Mais le camp « pédagogique » s’insurge de la disparition des IUFM, tandis que les « néo-républicains » dénoncent l’allègement des exigences des concours (cf l’exemple caricatural du CAPES d’Histoire-Géographie) et le localisme des masters d’enseignement préparés par les universités. Enfin, tout le monde s’accorde à dire que la baisse des heures de stage est rentable financièrement et absurde sur le plan pédagogique.

Les positions des acteurs du monde enseignant sont aussi influencées par d’autres mesures qui orientent la politique éducative dans un sens néo-libéral : la fin de la carte scolaire, le soutien à l’enseignement privé et l’austérité budgétaire. Le lycée à la carte, cher au ministre, aboutira dans ce contexte à des établissements d’excellence choisissant leurs élèves et proposant un menu appétissant, et des lycées ghettos, n’offrant que des modules de remédiation aux élèves qui y sont relégués. Que resterait-il de la culture commune ? D’autre part, l’enseignement repose sur un acte humain, non remplaçable par une machine (même si les nouvelles technologies constituent un point d’appui important).

Les restrictions budgétaires n’aboutissent donc pas à une rationalisation du système, mais à sa dégradation. Il est difficile de convaincre que les réformes sont motivées par un souci d’amélioration du système, partagé par tous, lorsqu’elles permettent de diminuer le nombre de postes. On ne peut mieux accompagner chaque élève individuellement – comme le proclame le ministre – avec moins d’enseignants. Xavier Darcos ne se réclame donc de l’exemple finlandais, égalitaire, que pour mieux imposer une école anglo-saxonne, néo-libérale.

1 Pour disposer d’un panorama de ces débats : dossier « école » de la Pensée, n°357, janvier-mars 2009.

Toutefois, ces explications n’épuisent pas le sujet. Un dilemme se manifeste entre la volonté de traiter indifféremment tous les élèves et celle de conserver un niveau d’exigence culturelle. Rien n’interdit un choix tranché, mais il recèle toujours un écueil. Comment défendre le savoir, l’exigence de qualité sans verser dans l’élitisme ? Comment défendre le principe d’égalité, la volonté de faire réussir tous les élèves sans exception sans se livrer à la démagogie ? On peut illustrer ce dilemme permanent avec l’un des buts affichés de la réforme, la disparition des redoublements. En raison de la faible efficacité des redoublements, cette mesure ferait consensus si elle ne dissimulait pas un enjeu fondamental. Du point de vue des enseignants, le redoublement constitue la seule digue à la baisse du niveau. Son principe est discutable : donner à un élève une deuxième ration des cours dans lesquels il s’est ennuyé. Le principe opposé l’est tout autant : mettre dans une classe des élèves qui ne disposent pas des bases. Comment imaginer que des adolescents tolèrent passivement leur décalage avec l’offre d’enseignement ?

La difficulté à se positionner ne stérilise pas obligatoirement le débat. On pourrait par exemple réfléchir à un dispositif nouveau, dans lequel les élèves redoubleraient avec un projet établi en fonction de leurs lacunes, et bénéficieraient d’un accompagnement spécifique. Mais l’institution répond d’une autre manière à ce défi. Elle entend retarder l’échéance de la compétition scolaire, à l’aide des chefs d’établissements, devenus des « managers de la République » chargés de convaincre les professeurs de noter plus généreusement. De même, la disparition du baccalauréat offrirait du point de vue ministériel l’avantage d’améliorer artificiellement les taux de réussite. Malgré la mobilisation des élèves, sensibles à son caractère universaliste, l’examen est peu compatible avec un enseignement structuré en modules semestriels.

Le débat s’était autrefois polarisé sur le collège unique, mais il se déplace vers le lycée, à travers l’avenir de la filière technologique, critiquée par le camp « pédagogique ». Sa disparition permettrait d’inclure tous les lycéens dans une structure unique, à égale dignité pour ce camp, en provoquant une grande hétérogénéité des classes selon les « néo-républicains ». Pourtant, cette filière, comme l’enseignement professionnel, représente une tradition d’enseignement différente, moins académique, et rescolarise des élèves en difficulté. Son avenir dépend des arbitrages entre le respect de la différence et de l’égalité.

L’individualisation se situe en effet au coeur du débat. En choisissant leurs modules, les élèves gagneraient certes une personnalisation des études, mais ils perdraient en personnalisation de l’enseignement, en devenant de plus en plus anonymes auprès de leurs professeurs. Ceux-ci auront un nombre croissant d’élèves, à cause de la baisse graduelle des horaires par discipline et du changement des classes tous les semestres.

La semestrialisation ferait aussi vivre deux fois par an la période délicate de découverte réciproque entre les professeurs et leurs élèves, de mise au travail de la classe. D’autre part, le lycéen, mineur, est un adulte en devenir. Son autonomie, fruit d’un processus complexe et lent, est postulée par la réforme. Certains font preuve d’une grande maturité, et bénéficieront de ces mesures, tandis que d’autre les vivront comme un leurre. Songeons au nombre d’étudiants qui regrettent leur trop grande liberté à l’Université… Ceux qui bénéficient de parents initiés au système scolaire disposeront ainsi d’un avantage évident. Pour éviter que le choix ne masque l’inégalité, un compromis réaliste consisterait à construire progressivement cette autonomie de l’élève, en lui confiant au lycée un choix élargi d’options et en changeant les règles du jeu de l’orientation.

Cette réforme n’offre donc pas de réponse adéquate au problème crucial des inégalités sociales de réussite scolaire, et écarte d’autres questions, comme le manque de discipline. Ainsi, au lieu de s’atteler à restaurer un consensus interne à l’école sur la relation à l’élève, le ministre compte externaliser la lutte contre l’absentéisme à des personnels précaires et ne connaissant pas le monde de l’enseignement ! Certes, Richard Descoings paraît un bon interlocuteur pour renouer les fils du dialogue : avec sa célèbre initiative sur Sciences Po, il a fait bouger les lignes du débat sur les quotas, en essayant de ne pas renoncer aux principes républicains. Les premières pistes qu’il trace semblent plus raisonnables.

Mais l’essentiel me semble ailleurs, du côté de la participation réelle des acteurs du système éducatif, de la prise en compte des innovations qui émanent du terrain. Pourquoi ne pas implanter dans l’Éducation nationale les méthodes d’analyse de pratiques en vigueur dans des associations d’éducation populaire ? Le ministre a reconnu le caractère vertical de sa démarche, mais pour agir autrement, il devra rompre avec l’idée qu’on doit imposer de force aux enseignants une norme pédagogique basée sur la liberté toute relative de l’élève. La réforme de l’enseignement doit être démocratique, autant par ses finalités que par ses modalités. Il est encore temps.


Laurent Frajerman, spécialiste des politiques éducatives, professeur agrégé au lycée de Thiais, docteur en histoire

Pour aller plus loin :

www.gabrielperi.fr/IMG/pdf/LP357FRAJ.pdf

 

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